
« Il semble pertinent de parler du pouvoir du groupe sur ses membres, pouvoir qui s’exprime à travers les normes qui se développent au fur et à mesure de l’interaction » (Newcomb, 1970, p. 272)
Ce billet propose d’examiner le concept de norme tel qu’il est définit par la psychologie sociale, au travers de rappels d’expériences célèbres et de cas concrets. Nous commencerons par proposer une définition simple de la norme et de ses caractéristiques, avant d’examiner la façon dont les groupes créent les normes. Nous nous intéresserons ensuite aux conséquences concrètes de ces normes sur le comportement et les attitudes des membres du groupe, et veillerons à bien différencier conformisme et obéissance (confusion souvent rencontrée). Nous conclurons en évoquant quelques pistes théoriques sur la façon de se positionner vis-à-vis de ces normes.
Pour citer cet article (format APA) : Pollet, M. (2014, 25 mars). Les normes. Récupéré le jour mois année du site de l’auteur : http://blog.maximepollet.fr/les-normes-2/
Plan
- Norme – de quoi parle-t-on ?
- La formation des normes
- Le respect des normes et la pression à la conformité
- Conformisme et obéissance
- La capacité à s’écarter des normes, un élan vers la santé ?
- Références
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I. Norme – de quoi parle-t-on ?
- Leur création, leur apprentissage, leur effet passe par le collectif : pas de groupe, pas de norme. La norme est une production sociale.
- La norme ne doit pas être confondue avec la règle ou la loi : contrairement à ces dernières, la norme est implicite, informelle, indicative. Ainsi, un règlement intérieur sera affiché, disponible et visible par tous et pour tous. En revanche, les « bonnes pratiques » et façons de se comporter d’un groupe demandent un certain temps d’observation et d’apprentissage.
- Tout groupe pousse naturellement (mais nous le verrons, inconsciemment) ses membres à respecter les normes : c’est la pression à la conformité.
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II. La formation des normes
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L’expérience de Muzafer Sherif passe aujourd’hui pour un classique. Par le biais d’une expérience jouant sur l’effet auto-cinétique, il a démontré comment un groupe face à une situation ambiguë convergeait rapidement vers une norme évaluative commune, norme qui résistait ensuite à la séparation physique des membres du groupe.
Autrement dit, lorsqu’un groupe produit une norme et que les membres du groupe l’intériorise, elle est ensuite potentiellement appliquée et applicable dans toutes les situations de la vie, et non uniquement dans le cadre restreint du groupe producteur de la norme. Ce n’est toutefois pas une règle absolue : on distinguera ainsi le conformisme privé du conformisme public :
- Le conformisme public renvoie à l’application des normes uniquement dans un cadre où des observateurs peuvent apprécier le respect de ces normes (un conformisme de façade en somme). En effet, certains se conforment uniquement à certaines normes comportementales et/ou évaluatives lorsqu’ils y sont obligés et fonctionnent différemment dans leur vie privée.
- Le conformisme privé renvoie aux situations où un individu applique les normes de son groupe même dans un cadre où ce groupe ne peut apprécier le respect ou non des normes.Il y a alors intériorisation et adhésion totale à la norme du groupe.
A noter que la formation des normes se fait assez rapidement et sans en avoir conscience. Surtout, les normes étant des émergences, leur apparition et leur application dépasse largement les membres du groupe. Il est ainsi tout à fait possible de voir des normes s’appliquer à des groupes dont les membres ignorent tout de leur sens, comme cette BD le démontre dans un raisonnement par l’absurde :
Bien que cette expérience soit a priori fictive et ne se soit jamais vraiment déroulée (ou en tout cas, tel que présenté sur la BD), elle illustre à merveille la façon dont un groupe peut adopter progressivement des habitudes et des façons de fonctionner (qui font sens lorsque l’on considère la logique à son origine). Ces façons de fonctionner sont ensuite transmises aux nouveaux arrivants du groupe, parfois même sans avoir conscience de la logique sous-tendant cette habitude.
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III. Le respect des normes et la pression à la conformité
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La pression à la conformité est bien plus importante que ce que l’on pourrait croire. Si nous sommes tous convaincus de notre capacité à nous méfier du poids du groupe, à conserver une certaine indépendance de pensée et d’action, nous avons pour la plupart déjà expérimenté ces situations où la prise de parole est difficile en raison du nombre de personnes présentes, de la peur de ne pas être en accord avec l’opinion différente, etc. Cette pression silencieuse et souvent inconsciente du groupe sur l’individu est appelée pression à la conformité, et répondre positivement à cette pression est appelée conformisme. Une définition simple de la conformité serait la suivante : lorsqu’une « personne modifie sa position dans la direction de la position d’un groupe » (Levine et Pavelchak, 1984).
L’expérience classique habituellement citée pour rendre compte de ce qu’est le conformisme et son fonctionnement est l’expérience de Salomon Asch, qui démontre expérimentalement comment un individu peut être amené à douter de ses facultés perceptives et suivre l’avis majoritaire (qu’il perçoit pourtant comme faux comme le révèle le debriefing après l’expérience).
Des dispositifs expérimentales plus complexes, plus récents (mais aussi plus… théâtrales) montrent qu’il est possible d’obtenir des résultats terribles, comme par exemple d’obtenir d’une personne qu’elle reste dans une pièce alors qu’elle suspecte fortement un incendie dans la pièce d’à côté.
Les facteurs qui vont augmenter la probabilité de conformisme
- Si l ’objet (sur lequel porte le jugement ou le comportement) apparaît comme ambigu, nous aurons tendance à nous conformer : si je ne suis pas sûr de bien appréhender la situation, j’aurais tendance à suivre l’exemple du groupe.
- Si nous devons exprimer notre opinion publiquement, le risque de conformisme est fort : il est plus facile d’aller contre la norme lorsqu’il est possible de le garder pour soi ! S’engager de façon observable dans un comportement déviant est plus difficile (d’autant que certains groupes pardonnent difficilement tout écart à ses normes).
- Si nous percevons les autres comme un bloc uni, nous aurons plus de mal à résister et aurons tendance à nous conformer. Sans allié ou voix déviante, difficile de faire valoir un avis différent. A retenir : ce n’est pas la taille du bloc majoritaire qui compte (on se conforme autant à 5 qu’à 20), mais la perception d’unité de ce bloc (« Ils sont tous d’accord ! » Ou pour être plus précis : « Je suis le seul pas d’accord ! »).
- Si l’on valorise fortement sa propre appartenance au groupe : ne pas être en accord avec le groupe, c’est aussi mettre en péril la qualité de ses liens relationnelles et affectifs avec le groupe. Dans certains cas, ce n’est pas à négliger !
Les effets de la pression à la conformité
Donc, le conformisme est-il « mal » ? Oui et non. Bien sûr, présenté ainsi, personne n’a envie de se déclarer « conformiste » ou « conforme ». « Nous ne sommes pas des moutons » pense-t-on très fort. Et à raison. Cependant, n’oublions pas que nous sommes aussi les véhicules de cette pression sociale : n’avons-nous jamais encouragé quelqu’un à adopter tel ou tel comportement « parce que ça se fait » ? Inviter les gens à ne pas se laisser coincer dans les déterminismes sociaux, ok, mais si c’est au propos du savoir-vivre en société, ne faut-il pas se méfier des excès ?
Rappelons avec Dominique Oberlé et Verena Aebischer les effets de la pression à la conformité :
+ | – |
Facilite la socialisation de l’individu | Peut provoquer l’adhésion à des croyances fausses ou malfaisantes |
Répond à ses besoins de repères et de sécurité | Peut engendrer des comportements que les individus réprouvent en leur for intérieur |
Permet à l’individu de s’affirmer | Peut être un frein au changement |
Renforce la cohésion du groupe | Peut amener des décisions insatisfaisantes |
Facilite l’interaction des membres et la progression du groupe vers ses objectifs grâce au cadre de référence commun |
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IV. Conformisme et obéissance
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Différences
Une erreur courante est de confondre norme et loi. Pourtant, conformisme et obéissance sont bien des influences différentes. Rappelons que :
- La pression à la conformité s’exerce de façon horizontale, par les membres du groupe sur les membres du groupe, de pair à pair. L’obéissance en revanche fonctionne de façon verticale, vis-à-vis d’une autorité supérieure, d’un chef vers des subordonnées d’un rang inférieur.
- L’obéissance suppose une action consciente et délibérée de la part de la figure d’autorité (on n’ordonne pas sans s’en rendre compte !), dans l’optique manifeste d’obtenir quelque chose de quelqu’un. La pression à la conformité en revanche s’exerce la plupart du temps de façon souterraine, inconsciente. Peu de personnes d’ailleurs iraient revendiquer l’exercice d’une pression délibérée sur un individu pour qu’il se conforme et fasse comme les autres. Un exemple tout simple : la pause café. En admettant que le règlement le permette, est-il si anodin que ça de prendre sa pause café en décalage des autres ?
- La pression à la conformité vise l’adoption chez la cible d’un comportement comparable aux autres (« fait comme nous, pense comme nous »). En revanche, l’obéissance ne suppose pas d’être comme le chef, bien au contraire, elle vise l’adoption d’un comportement demandé par la figure d’autorité, mais qu’elle n’applique pas forcément elle-même.
L’obéissance peut-elle être influencée par le conformisme ?
Nous connaissons pour la plupart l’expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité. Nous oublions souvent en revanche que cette expérience comportait de nombreuses variantes, dont deux pour tester les relations entre conformisme et obéissance.
Dans la condition 17, le sujet est ainsi placé entre deux pairs (complices) qui défient ouvertement l’autorité et refusent de continuer lors des protestations de la victime. Le sujet naïf (celui qui administre les décharges) est le troisième, alors que le premier pair lit la liste de couples de mots, et le second évalue la réponse (vraie/fausse). Ces deux complices refusent l’un après l’autre (à 150 V et 210 V) de continuer l’expérience, et quittent le poste mais restent dans la pièce. Le sujet naïf se voit confié les tâches des « déserteurs ».
Le résultat est sans appel : le pourcentage des sujets obéissants tombe à 10% (contre 65 % pour la condition princeps). On voit donc que la rébellion ouverte d’une partie des membres du groupe incite plus facilement le sujet à abandonner l’expérience et à refuser de continuer à envoyer des décharges électriques à l’apprenant.
Mais que se passe-t-il si au contraire les complices se conforment et ne discutent pas les ordres de l’expérimentateur ? Dans la condition 18, c’est un pair qui administre les chocs, le sujet n’ayant qu’à assurer des tâches mineures mais essentielles pour l’expérience. Bref, il participe, mais ce n’est pas lui qui administre directement les chocs électriques, il ne fait qu’intervenir en amont (lecture des couples de mots, etc.). Là encore, le résultat est sans appel : le pourcentage des sujets obéissants monte à 92,5 %. Il est donc possible d’encourager l’obéissance par le conformisme.
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V. La capacité à s’écarter des normes, un élan vers la santé ?
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D’un point de vue pratique, retenons une chose : les normes et leurs applications ne sont pas fondamentalement bonnes ou mauvaises. A l’ère de la valorisation de l’autonomie et du développement de ressources propres (de façon à ne pas avoir à compter sur les autres), le rejet en bloc des normes revient à rejeter en bloc l’influence du social sur soi. A l’inverse, se conformer à tout est dépersonnalisant.
Est-ce juste une question d’équilibre ? Retenons une des définitions de Georges Canguilhem de la santé comme capacité à dépasser certaines normes. Une attitude saine vis-à-vis de la norme n’est donc pas son rejet systématique ou au contraire son adoption systématique, mais bien la capacité à l’observer, à l’analyser et – lorsque c’est pertinent – s’en extraire. Dans cette perspective, cela renvoie à la capacité à conscientiser certains déterminismes sociaux afin de s’en affranchir si nécessaire, rejoignant une des conceptions de la liberté présentée par Jean-Léon Beauvois : être libre, ce n’est pas s’affranchir de l’ensemble des déterminismes et influences (ce qui reviendrait à s’affranchir… du social), mais déjà les reconnaître et les élucider !
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VI. Références
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Anzieu, D. et Martin, J.-Y. (2004). La dynamique des groupes restreints, 13e édition. Paris : PUF. p. 248-249
Beauvois, J.-L. (2013). Deux ou trois choses que je sais de la liberté. Paris : François Bourin Editeur.
Canguilhem, G. (1966). Le normal et le pathologique. Paris : PUF.
Levine, J. M. et Pavelchak, M. A. (1984). Conformité et obéissance, dans Moscovisci, S. (dir.) Psychologie sociale, Paris : PUF.
Milgram, S. (1974). Soumission à l’autorité. Paris : Calmann-Lévy.
Newcomb, T., Turner, R. et Converse, P. (1970). Manuel de psychologie sociale. L’interaction des individus. Paris : PUF.
Sheriff, M. (1935). A Study of Some Social Factors in Perception, in Archives of Psychology, 27, 187.
Sheriff, M. (1936). The psychology of Social Norms. New York: Harper.
Ressources vidéo en ligne sur Heroic Imagination Project